Ce que le national-populisme fait à l’éducation : le témoignage de Katalin Törley, enseignante hongroise

Aujourd’hui, le Café pédagogique dédie toute sa Une au témoignage de Kata Törley, une des figures de la résistance à la dérive autoritaire qui a imprégné le système éducatif hongrois depuis le retour au pouvoir de Viktor Orban. Enseignante de français dans un lycée de Budapest et leader du mouvement Tanítanék (en français : « J’aimerais pouvoir enseigner »), elle fait partie des cinq enseignants contestataires qui ont été licenciées en septembre 2022 pour avoir résisté à la mise au pas de l’éducation voulue par Orban. « La réforme graduelle du fonctionnement du service public, qui a été très mesurée dans le temps, a fait que les enseignants, ainsi que la population, n’ont pas ressenti tout de suite les effets et n’ont pas perçu toute l’ampleur de ce qui se passait », nous explique-t-elle. Labélisation des manuels, programmes idéologisés, centralisation des décisions, fin de l’autonomie pédagogique… sont le quotidien des enseignant·es hongrois. Une situation qui n’est pas sans rappeler le programme du Rassemblement National, parti d’extrême droite français qui pourrait prendre le pouvoir le 7 juillet prochain. Selon la militante, Viktor Orban sait très bien « manier l’inconscient collectif en jouant sur les peurs, sur le besoin de la population d’être défendue et protégée, en occupant tous les médias, ce qui lui permet d’atteindre très facilement toute la population. Ce qui est paradoxal, c’est que les personnes qui constituent la base électorale de Viktor Orban sont les plus grandes victimes du système Orban. Les gens dont la famille meurent, parce que le système de santé ne fonctionne plus, ceux dont les enfants n’ont plus de professeures, parce qu’il n’y a plus d’enseignants à la campagne, vont accepter tout cela pour être protégés contre des menaces qui n’existent pas dans la réalité mais auxquelles ils croient ». Un témoignage à lire absolument pour comprendre ce qui risque d’advenir de l’École française.

Avant d’être militante, vous êtes enseignante…

Pendant 23 ans, j’ai été professeure de français dans le lycée de Budapest qui contient la plus grande section bilingue franco-hongroise. J’ai travaillé dans cet établissement jusqu’en septembre 2022, date à laquelle j’ai été licenciée à cause de ma participation au mouvement de désobéissance civile qui consistait à faire grève, sous forme de cessation du travail, alors que les nouvelles dispositions gouvernementales ne permettaient plus d’exercer le droit de grève de cette façon.

Depuis 2016, je représente un mouvement qui s’appelle Tanítanék – qui se traduite par « J’aimerais pouvoir enseigner ». Ce mouvement de protestation des enseignants est né en 2016 en réaction à la nouvelle loi sur l’enseignement public promulguée en 2011 qui ne pouvait pas être acceptée et dont les conséquences ont été très dévastatrices sur l’ensemble de l’enseignement national. Tanítanék cherche à mettre en lumière les conséquences néfastes des orientations nationales pour les élèves, de la maternelle jusqu’au baccalauréat. Le mouvement existe depuis huit ans et ces deux dernières années, nous avons élargi notre sphère. Nous avons un réseau composé d’une centaine de milliers de personnes qui nous suivent au travers de nos lettres d’informations. Ce ne sont pas uniquement des enseignants mais aussi des parents et des gens qui sympathisent avec notre mouvement.

La Hongrie est une démocratie toute fraiche avec des antécédents qui n’ont pas permis de développer les cultures de protestation, de grève ou de solidarité. Même à l’intérieur de cette démocratie récente de 30 ans, nous connaissons maintenant depuis 13 ans déjà, une nouvelle forme d’autoritarisme et de populisme qui évidement ne permet pas aux citoyens de s’organiser ou d’apprendre cette culture. C’est dans ce contexte que nous devons essayer d’agir. Cela veut dire que quand on parle des problèmes de l’éducation nationale, ou de l’éducation tout court, on est tout de suite confronté à des questions de dignité humaine, de dignité professionnelle, de droits de l’homme, etc. C’est quelque chose d’assez complexe en Hongrie. Il est extrêmement difficile de rester dans le cadre uniquement professionnel. Nous sommes dans un questionnement du système. Nous sommes dans une lutte pour un système démocratique et, quand on parle de l’éducation nationale, de l’intérêt des élèves, quand on parle de l’égalité des chances, on doit tout de suite évoquer d’autres aspects de ce déficit démocratique dont notre pays souffre. Notre mouvement est axé sur l’enseignement mais il s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, philosophiquement.

Et avant 2010, comment fonctionnait le système éducatif hongrois ?

Avant le retour de Viktor Orban en 2010, il existait déjà une mise en concurrence des établissements qui était très problématique. Beaucoup de problèmes ont leur source dans l’extrême libéralisation du système éducatif hongrois. C’est pourquoi avec le mouvement Tanítanék, nous contestons le libre choix des établissements, ainsi que les dispositifs élitistes implantés en lycées qui viennent en concurrence avec les autres établissements, même si cela semble relever dans l’esprit des gens, d’une liberté fondamentale. Je pense que cette extrême libéralisation et décentralisation a augmenté la sélectivité du système scolaire hongrois, ce qui a privé une partie de la population d’un enseignement de qualité. Les écarts entre les élèves venant de différents milieux ont augmenté.

Un autre problème latent, qui existait avant 2010, vient des modalités de la réforme du ministre Bálint Magyar, qui était pourtant, de mon point de vue, quelqu’un de très bien avec de très bonnes idées. C’est ce ministre qui a lancé toute l’approche de l’enseignement par compétences et par modules. Je pense que ses idées étaient professionnellement et pédagogiquement intéressantes et qu’elles allaient dans le sens d’une amélioration du service public. Cependant, le mode d’implémentation de sa réforme, dans une institution scolaire qui est un des plus grands services publics, était trop volontariste. Du jour au lendemain, il a demandé à l’ensemble des enseignants, dont celles qui ont plus de 50 ans, de basculer vers l’apprentissage des compétences. Du jour au lendemain, il a supprimé les notes pour basculer dans des évaluations descriptives avec des appréciations textuelles. Tout cela, sans avoir préparé les enseignants, sans avoir fait les concertations nécessaires avec les personnes concernées. Malgré la bonne volonté de ce ministre, sa réforme a suscité une crispation qui s’est transformée en opposition et en contestation de la part des enseignants. Cela tient au fait que la réforme était trop brutale et que ses aspects n’étaient pas évocateurs pour les enseignants. Il y avait donc un problème de compréhension de la réforme et aussi un manque d’adhésion. Il n’est pas possible de faire des changements aussi importants, qui bouleversent les pratiques professionnelles, dans un délai aussi court. Du fait de l’alternance des gouvernements, le ministre a voulu faire les choses vite et n’a pas pris le temps de faire les concertations nécessaires. Les enseignants n’ont pas compris ses intentions et les parents non plus, donc cette réforme était vouée à l’échec dès le début. Je pense que c’étaient de bonnes intentions qui marquaient une inflexion dans la bonne direction mais avec un timing qui n’était pas du tout adapté.

La période qui s’étend de 1990 à 2010 est celle de l’autonomie pédagogique. Si un établissement scolaire avait la volonté et l’énergie de faire son propre programme scolaire, dans le respect du cadre national, cela était tout à fait possible. A l’inverse, si certains établissements manquaient de volonté ou de créativité, il était possible de choisir des kits pédagogiques préalablement construits au niveau central qui semblaient modernes et de bonne qualité. Dans la pratique, la plupart des établissements ne voulaient pas faire leur propre programme. Il y avait très peu d’ateliers pédagogiques qui fonctionnaient pleinement pour construire les programmes pédagogiques. Selon ma perception, les établissements préféraient recourir aux kits pédagogiques plutôt que de créer leurs propres contenus scolaires. C’était une période très intéressante car les établissements disposaient d’une vraie liberté pédagogique, dont certains s’emparaient, quand d’autres préféraient opter pour les dispositifs pédagogiques déjà construits.

Vous évoquez une reprise en main autoritaire par le gouvernement Orban ?

Après l’adoption de la nouvelle loi sur l’éducation publique en 2011, ceux qui ont analysé son contenu, notamment les experts, pouvaient déjà pressentir les dangers que ces nouvelles dispositions allaient faire courir à la qualité de l’enseignement. Mais le pouvoir a été très précautionneux dans la mise en pratique de cette loi. Celle-ci n’a pas été implémentée du jour au lendemain. Cela s’est fait progressivement, par étapes successives, avec des dispositions qui portaient d’abord sur un aspect spécifique, puis des dispositions suivantes qui portaient sur un autre aspect. Cette réforme graduelle du fonctionnement du service public, qui a été très mesurée dans le temps, a fait que les enseignants, ainsi que la population, n’ont pas ressenti tout de suite les effets et n’ont pas perçu toute l’ampleur de ce qui se passait. Les protestations après 2011 étaient très isolées, très segmentées, et n’atteignaient pas grand monde. C’est à partir de 2014 et 2015, que les aspects les plus prégnants de la réforme, c’est-à-dire la centralisation, la suppression de l’autonomie pédagogique des enseignants, ou bien la disparition de la tutelle des autorités locales, se sont faits réellement sentir. Il y a ainsi eu un moment où la situation a été très difficile, de façon simultanée, dans presque tous les établissements scolaires. Avec la centralisation, les municipalités se sont vues retirer la gestion des établissements et des équipements, ce qui a causé des problèmes du quotidien : absence de papier, de craies et de toutes les fournitures permettant le bon fonctionnement scolaire. Les enseignants ont alors pris conscience qu’il n’y avait plus aucun dialogue avec la hiérarchie de l’institution scolaire. Il n’y avait plus d’interlocuteurs pour la gestion des écoles. C’est à partir de ce moment que tous les personnels de l’éducation se sont retrouvés dans un tel malaise que la moindre étincelle suffisait pour mobiliser une très grande partie du corps enseignant. Cette étincelle a été la lettre ouverte du lycée de Miskolc. Elle a marqué la naissance du mouvement de protestation. Cette lettre ouverte reprenait point par point les différents aspects des réformes en montrant les effets négatifs que cela causait sur l’éducation des élèves. C’est ce qui a permis aux enseignants de sortir de leur impuissance habituelle et de se rassembler pour une mobilisation qui se faisait, avant tout, dans l’intérêt des élèves. Sur les 3500 ou 4000 établissements scolaires de Hongrie, il y en a eu plus d’un millier qui se sont joints spontanément, dès le début, à la lettre ouverte, ainsi que des dizaines de milliers de personnes : enseignants et parents.

Au début, malgré le fait qu’il y avait des problèmes qui donnaient lieu à des revendications d’ordre catégoriel liées aux salaires et aux conditions de travail, nous avons attaqué le pouvoir uniquement sur des questions d’organisation structurelle de l’éducation et de contenus. Très concrètement, les questions posées étaient les suivantes : pourquoi nous a-t-on retiré la liberté de choix des manuels ? Pourquoi les programmes sont-ils idéologisés ? Comment peut-on gérer tout un système aussi vaste et varié de façon centralisée ? Pourquoi le principe de subsidiarité n’est-il pas appliqué ? Pourquoi est-ce qu’on nous a retiré toute autonomie pédagogique, au niveau des établissements scolaires comme au niveau des enseignants ? Depuis 2022, cependant, nous avons décidé de promouvoir également des revendications plus classiquement catégorielles comme la question des salaires, dans le pays champion d’Europe de l’inflation, ou celle de la pénurie des enseignants. Actuellement en Hongrie, l’âge moyen des enseignants est de 52 ans. Il n’y a plus de jeunes.

Mais avant ce mouvement, les enseignants et enseignantes ont accepté ces réformes…

Il y a plusieurs facteurs qui peuvent expliquer ce qui s’est passé. D’abord le manque de tradition démocratique. Mais aussi, chez beaucoup de personnes, il y a une forme de nostalgie du système antérieur, dans lequel un Etat tout puissant apporte des prestations et dicte aux citoyens ce qu’ils doivent faire. Cette nostalgie amène une forme de retour à la tradition de l’Etat tout puissant. Il y a aussi une autre norme culturelle, qui est très vivante en Hongrie, qui fait que face aux problèmes, il est possible, individuellement, de faire des choses avec du bakchich, avec les bonnes connaissances, avec du népotisme, etc. Cette culture de la débrouille interne avec les services publics – qui est une forme d’arrangement institutionnalisé – est quelque chose de très prégnant en Hongrie.

Après le changement de régime en 1990, la Hongrie a connu d’énormes problèmes économiques et politiques. Avant l’arrivée au pouvoir de Viktor Orban en 2010, nous avions un gouvernement de gauche qui avait une réputation de corruption. Cette posture gouvernementale, qui ne semblait pas aller dans le sens de l’intérêt général, a généré de la colère chez beaucoup de citoyens et une forme d’attente d’un chef charismatique qui serait en mesure de montrer ce qu’il faut faire. De mon point de vue, cela explique en grande partie le retour de Viktor Orban en 2010. Depuis son arrivée, il sait très bien manier l’inconscient collectif en jouant sur les peurs, sur le besoin de la population d’être défendue et protégée, en occupant tous les médias, ce qui lui permet d’atteindre très facilement toute la population. Ce qui est paradoxal, c’est que les personnes qui constituent la base électorale de Viktor Orban sont les plus grandes victimes du système Orban. Ce sont les habitants des petits villages isolés, où le chômage est élevé, où la précarité est forte, où les services publics sont en déliquescence. Viktor Orban sait très bien jouer avec les sentiments de ces personnes démunies en inventant des ennemis imaginaires – qui sont tour à tour les migrants, les décideurs politiques européens, le milliardaire George Soros ou bien même les enseignants – qui constitueraient des sortes de menaces. Ainsi, il y a une intrusion du discours populiste qui va contre les enseignants, qui évite de parler des problèmes existants et qui évite de proposer des solutions.

Inventer des ennemis imaginaires permet à Orban de se positionner comme le défenseur des intérêts de ces personnes démunies. C’est la mécanique du populisme qui joue avec les peurs viscérales des électeurs tout en s’assurant que ceux qui ont un avis contraire ne puissent pas accéder à l’information du grand public. Ainsi, ce qui pourrait démonter la mécanique du populisme n’est pas mis en lumière. C’est une forme de nouvelle féodalité avec un système de clientélisme. Il est extrêmement difficile de faire valoir un avis contraire auprès de l’opinion publique. Les gens dont la famille meurent, parce que le système de santé ne fonctionne plus, ceux dont les enfants n’ont plus de professeures, parce qu’il n’y a plus d’enseignants à la campagne, vont accepter tout cela pour être protégés contre des menaces qui n’existent pas dans la réalité mais auxquelles ils croient. C’est une forme de sectarisme à grande échelle qui repose sur des rouages psychologiques qui sont difficiles à contrer.

Pour autant, les enseignants et enseignantes étaient en « résistance passive »…

La résistance passive des enseignants a existé en Hongrie, notamment avec l’utilisation de manuels alternatifs aux manuels imposés par le gouvernement, mais on observe actuellement une grande fatigue chez les professeures. L’indifférence de la plus grande partie des parents les empêchent de recourir à la résistance passive, d’autant plus que tout le système est orienté vers le baccalauréat. Les critères d’obtention du baccalauréat sont fixés en fonction des contenus portés par le gouvernement, présents dans les manuels scolaires, ce qui crée une sorte d’étau qui entrave les possibilités de s’écarter des contenus. Les enseignants ne souhaitent pas que leurs élèves échouent au baccalauréat, elles sont donc amenées, sous une forme un peu contrainte, à ne pas déroger aux contenus prescrits par le gouvernement. Cela pose un vrai dilemme éthique pour les enseignants qui s’interrogent de savoir si elles doivent construire leurs activités pédagogiques comme leur conscience professionnelle leur dicte on bien si elles doivent appliquer strictement les prescriptions de contenus afin de préparer les élèves aux épreuves finales. C’est un vrai dilemme car les deux ne sont pas compatibles. Il faut comprendre que c’est très difficile pour les enseignants d’exercer dans un contexte de conflit de valeurs presque permanent. Cela leur demande de l’énergie pour réfléchir au sens de leur métier, aux défis qui se posent à chaque instant de l’exercice de leur activité professionnelle. Elles doivent faire en sorte que leur enseignement soit de qualité mais, en même temps, leurs élèves doivent réussir au baccalauréat, ce qui leur permettra d’accéder aux études supérieures.

Comment en êtes-vous arrivée à vous engager ?

Je pense que pour comprendre le processus qui mène à l’engagement, il faut avoir à l’esprit que le système éducatif hongrois diffère fondamentalement du système français sur l’aspect de la relation des enseignants aux élèves et aux parents. Chez nous, en Hongrie, cette relation est beaucoup plus émotionnelle, presque familiale, ceci dès l’enseignement primaire mais aussi dans le secondaire, où j’exerçais. Quand j’étais professeure principale d’une classe, cela durait sur 5 années. Ce qui signifie que j’ai accompagné les mêmes élèves pendant 5 ans, sans changement de classe ou de professeure principale. Cela fait naître une relation émotionnelle, presque sentimentale, parfois lourde à porter, mais qui rend le travail très enrichissant. Cette proximité forte avec les élèves crée une grande différence en matière d’attitude, mais aussi du point de vue des responsabilités. Si je dois émettre des critiques vis à vis du système dans lequel je travaille, je ne vais pas pouvoir les envisager uniquement d’un point de vue professionnel car j’ai aussi l’impression de trahir ma famille, au sens où la proximité des enseignants avec les élèves fait ressortir l’impression de « grande famille ». Cette différence de contexte avec la France, est à prendre en compte.

Pendant les dix premières années de ma carrière d’enseignante, j’ai appris la pédagogie par la pratique. J’ai appris à établir la relation avec mes élèves. A cette époque, je ne m’intéressais pas du tout au système éducatif, envisagé dans son ensemble, car je me focalisais sur ma pratique professionnelle avec la volonté d’apprendre à me forger un statut d’enseignante. Cependant, j’ai toujours été attentive à la vie politique, au respect des libertés fondamentales et aux droits des individus.

A partir de 2010, j’ai pris conscience d’une grave atteinte au système de valeur en Hongrie et particulièrement au niveau de l’éducation nationale. Etant assez populaire auprès des collègues du lycée où j’enseignais, j’ai été élue représentante du corps enseignant. Ce n’était pas une posture syndicale mais une posture consultative vis-à-vis de l’employeur. Ainsi, à partir de 2011, j’ai commencé à rédiger des lettres ouvertes et à lancer des pétitions qui étaient le reflet de l’expression du corps enseignant, qui souhaitait adopter une posture progressiste. Jusqu’à 2016, les protestations étaient isolées et peu suivies mais, à l’échelle du lycée où j’exerçais, nous étions plutôt impliqués. J’étais la porte-parole des protestations locales car nous estimions, avec mes collègues, qu’il était important de réagir et de donner notre avis.

J’exerçais déjà la mission de professeure principale et j’avais sous ma responsabilité une trentaine d’élèves et leurs parents. Au fur et à mesure que l’impact des dispositions gouvernementales se faisait sentir sur l’enseignement public, je me sentais de plus en plus en difficulté lorsqu’il s’agissait d’en faire le relai, comme par exemple, lors des réunions avec les parents. Cela a généré un vrai questionnement. Comment me positionner ? Comment être la représentante du système – puisqu’une enseignante est une interface – alors que je ne suis pas du tout en accord avec ce qui se passe ? Dans les années 2012-2013, ces questions généraient un vrai dilemme moral pour moi. Est-ce que je peux continuer à travailler comme enseignante dans un système avec lequel je ne suis pas du tout d’accord ? A cette période, j’étais pleinement épanouie en tant qu’enseignante. J’avais l’impression d’être pleinement compétente au niveau professionnel et j’aimais ce métier, ce qui rendait ce dilemme particulièrement aigu. La réponse que j’ai trouvé à mon questionnement m’a amené au compromis suivant : oui, je pouvais rester dans le métier, oui, je pouvais continuer mon travail d’enseignante mais seulement à la condition de ne pas rester silencieuse, c’est-à-dire de m’autoriser à exprimer mon désaccord. Il n’était pas question d’être passive et d’ignorer tous les problèmes en les mettant sous le tapis. C’était une forme d’arrangement avec moi-même qui portait sur la question de la conscience professionnelle mais aussi sur celle de la conscience personnelle.

J’ai fait ce choix. J’ai fait comprendre au directeur, aux élèves et aux parents d’élèves qu’il fallait qu’ils s’attendent à me voir protester. Il n’y avait que comme ça que j’étais capable de me regarder dans le miroir et de croiser sereinement le regard des élèves et de leurs parents. Il fallait choisir entre quitter le métier ou bien rester. J’avais choisi de rester mais dans ce cas, je devais être dans l’action.

En 2016, la lettre ouverte du lycée de Miskolc a engendré une réaction de la société civile d’une ampleur qui n’avait jamais été vue en Hongrie. Cette lettre ouverte a été publiée sur un site qui s’appelle Tanítanék, ce qui a donné le nom à notre mouvement. Dès que j’ai vu cette lettre ouverte, j’ai provoqué une réunion au lycée qui nous a fait rejoindre le mouvement. Je pense que notre établissement était le deuxième lycée à rejoindre l’appel de cette lettre. Avec l’ampleur du phénomène de ralliement des établissements, mais aussi des élèves et des parents, les médias ont commencé à s’intéresser au mouvement. J’ai donc donné des interviews. J’ai aussi fait un petit scandale suite à l’organisation d’une action de propagande par l’académie qui vantait les bienfaits de la réforme, ce qui m’a fait connaître. Dans le même temps, l’initiateur du mouvement, au lycée de Miskolc, s’est dit qu’il fallait élire des représentants. Il m’a contacté pour être parmi les candidates, ce que j’ai accepté. J’ai ainsi été élue comme représentante du mouvement dans la petite équipe initiale des premiers fondateurs. Au mois de mars 2017, nous organisions la plus grande manifestation d’opposition que le gouvernement Orban a connu.

Et les jeunes ?

Ces dernières années, la Hongrie a connu un réveil des lycéens. Ils ont forgé des liens de solidarité en créant leur propre organisation et en formulant leurs propres revendications. Mais au niveau des élèves, il n’existe toujours pas de masse critique au sens où ce n’est pas la majorité des lycéens qui expriment une insatisfaction face aux conditions de scolarité qui leur sont imposées. Les leaders des mouvements lycéens de 2022 sont déjà partis à l’étranger pour la poursuite de leurs études supérieures. Les jeunes parents, conscients de l’état de délabrement du système éducatif hongrois essaient de quitter le pays, quand ils en ont les moyens, ou bien essaient de mettre leurs enfants dans des établissements scolaires alternatifs de qualité. Pour cette partie de la population, qui est pleinement consciente de la dislocation du service public d’éducation, il existe un vrai dilemme. Est-ce qu’on doit faire prévaloir l’intérêt général du pays en s’opposant et en manifestant ou bien faut-il penser à son intérêt personnel en trouvant des solutions individuelles de scolarisation qui paraissent acceptables ? Il existe une vraie dualité des attitudes en Hongrie.

Comment va l’École aujourd’hui ?

Le mouvement de désobéissance civile des enseignants, qui consiste à faire grève sous forme de cessation du travail alors que cette forme n’est plus possible, a réussi à montrer aux citoyens que, au-delà des problèmes qui existent dans l’éducation, nous souhaitons remettre en question les règles du jeu imposées par le gouvernement. Nous n’acceptons plus le pouvoir abusif. La réponse du gouvernement a été une loi de vengeance, qui du jour au lendemain, a retiré aux enseignants leur statut de fonctionnaire. Beaucoup de professeures ont démissionné. D’autres sont restées mais avec le remord de n’avoir rien pu faire face à la situation actuelle. Le corps des enseignants est à l’image de la société hongroise. Il a sombré dans une sorte d’apathie et d’attente.

Les attentes des enseignants sont multiples : attente des faveurs que le grand chef daignera finalement leur accorder, attente de la réalisation de la promesse d’augmentation des salaires, attente de la retraite, attente de jours meilleurs. Cette posture d’attente est le reflet d’une forme de paralysie du corps des enseignants qui travaille dans des conditions indignes.

Cependant, l’augmentation des salaires ne va pas résoudre le problème de la pénurie des enseignants parce que si les jeunes ne viennent pas vers le métier, c’est surtout parce qu’ils attendent un statut d’intellectuel autonome, une forme de défi pour un métier dans lequel ils peuvent s’épanouir alors que le gouvernement ne communique que dans des insultes lorsqu’il s’exprime sur notre métier. Personnellement, si j’avais 23 ans aujourd’hui, je ne choisirais pas d’être enseignante parce que je ne souhaiterais pas aller vers un métier où on m’insulte chaque jour, où on m’humilie chaque jour. Je pense que c’est un des métiers les plus importants pour le devenir d’une société, qui devrait être respecté. Au lieu de cela, le gouvernement ne fait que renforcer les stéréotypes complètement idiots sur le métier qui disent que nous avons trois mois de vacances en été, que nous travaillons très peu dans la semaine, que nous avons peu de préparations à faire. Ces stéréotypes sont renforcés dans les médias qui sont tenus par le gouvernement, c’est révoltant. Aussi, je comprends tout à fait les jeunes qui ne se dirigent pas vers notre profession, car nous n’avons même pas le respect minimal qui est dû à notre travail.

Quels conseils face aux réformes gouvernementales d’inspiration populistes ?

Je pense qu’il faut commencer le plus tôt possible l’opposition aux réformes qui entérinent le démantèlement du service public, sous une forme de contestation et d’appel à la mobilisation. Il faut s’assurer d’avoir de l’écoute. Quand il y a une menace, quand il y a des projets de déconstruction de l’éducation, quand il y a des dangers dans l’air que l’on perçoit, je pense qu’il faut tout de suite commencer les actions, dans le dialogue ou la protestation. Il est aussi extrêmement important de faire un travail éducatif. Pour beaucoup de citoyens, les dynamiques qui sont à l’œuvre ne sont pas faciles à percevoir. Il s’agit d’un sujet complexe qui touche à de nombreuses questions liées au métier, liées aux savoirs, liées aux finalités du système éducatif. Il faut, d’une façon ou d’une autre, traduire la complexité en termes simples afin de la rendre compréhensible à tous.

Concernant le mouvement Tanítanék, certains nous disent que nous n’avons pas connu de succès, que notre contestation n’a amené que des lois de vengeance, que nous n’avons récolté que des conditions d’exercice du métier de plus en plus difficiles et des répressions de plus en plus fortes mais je pense que nous avons quand même obtenu quelques succès, notamment en créant un discours alternatif dans un langage compréhensible par tous. La preuve en est que même les gens qui ne se sentaient pas concernés commencent à utiliser notre langage, à reprendre notre discours. Nous avons créé un langage alternatif à celui du gouvernement avec lequel on peut parler de l’éducation, de ses enjeux et des problèmes qui lui sont liés. Il est très important de pouvoir transcrire les injonctions gouvernementales dans un langage concret qui montre comment elles se traduisent dans la réalité des élèves. Il faut s’éloigner du langage abstrait et du langage scientifique en utilisant des formulations simples avec lesquelles on peut aborder les problèmes de l’enseignement, de façon très concrète, en étant compris par tous. Il s’agit de montrer que ce sont des questions vitales qui concernent les enfants. En Hongrie, l’éducation est devenue un sujet de société qui est abordé par tous les médias, indépendants et pro-gouvernementaux. Même le gouvernement se sent maintenant obligé de parler d’éducation autrement qu’en des termes techniques qui étaient ceux des réformes.

Mon implication dans le mouvement Tanítanék m’a coûté mon travail, puisque j’ai été licenciée pour désobéissance civile, mais après des années de silence de la part du gouvernement sur les conséquences concrètes des réformes sur les enfants, il a été obligé de réagir. Nous n’avons donc pas récolté que la vengeance. Nous avons obtenu la reconnaissance collective et effective des conséquences néfastes des réformes sur la scolarité des enfants.

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