Éducation nationale : face au RN, les cadres étudient les moyens de résister

Hauts fonctionnaires, proviseurs, inspecteurs… Anticipant une arrivée du RN et de son programme réactionnaire, l’administration éducative fait face au dilemme classique entre le départ et la résistance de l’intérieur. D’ores et déjà, des liens se tissent entre ceux qui comptent tenir bon.

par Cécile Bourgneuf

publié le 27 juin 2024 à 20h35

Faut-il rester ou partir ? Lutter de l’intérieur ou marquer son désaccord en démissionnant ? Ce dilemme, qui paraît pour beaucoup insoluble, agite une bonne partie des hauts cadres de l’éducation nationale en cas de victoire de l’extrême droite aux législatives anticipées, suivie de l’arrivée d’un ministre Rassemblement national (RN) rue de Grenelle. «Tout le monde pense à la démission mais avec l’inconvénient de faire nous-mêmes l’épuration dont rêve le RN. Et de laisser les profs et les chefs d’établissements seuls sur le terrain, ce qui peut être vu comme une preuve de courage ou, à l’inverse, comme une grande trahison, anticipe un inspecteur général qui, comme ses 257 autres collègues, travaille sous contrôle du ministre pour évaluer et accompagner les politiques publiques. Mais si on reste, les gens vont dire “ah ils sont vendus, ils sont prêts à retourner leur veste pour garder leur fric”», craint aussi ce haut fonctionnaire qui change d’avis «douze fois dans la journée» sur ce qu’il fera si le RN l’emporte. «Respectez bien mon anonymat hein», précise-t-il, en raison de son devoir de réserve. Le ministère de l’Education nationale a d’ailleurs rappelé à ses agents de la fonction publique, dans une circulaire adressée par mail le 14 juin, de respecter cette obligation notamment «en période électorale».

La crise démocratique, institutionnelle et politique déclenchée par Emmanuel Macron avec la dissolution de l’Assemblée nationale désespère la douzaine de cadres et hauts cadres de l’éducation nationale joints par Libération. Qui se disent «très inquiets et abasourdis». «On est tous dégoûtés par la décision de Macron qui a lâché son administration. En général, à l’éducation nationale, on est des gens loyaux, consensuels, mais là, on est largués», ajoute cet inspecteur général. Il tient à son devoir de réserve, auquel chaque fonctionnaire est soumis, «parce que ça protège tout le monde donc ça protège la République. Mais si l’inspection générale devient fasciste, ce ne sera pas supportable.»

Désobéir aux ordres manifestement illégaux

Les ministres ne sont pas contraints de passer par le Parlement et peuvent utiliser la voie réglementaire. «Le futur ministre de l’Education nationale peut changer toute la maison ou encore une grande partie du système éducatif par des circulaires, s’alarme une autre inspectrice générale. C’est très plastique, l’éducation nationale. Le RN peut changer facilement les programmes, le temps scolaire, la pédagogie, l’autonomie des établissements ou encore les sorties scolaires voire le périscolaire.» «Gabriel Attal a fait de l’école un outil politique et le RN en fera sûrement un outil de propagande, avance un haut fonctionnaire de la rue de Grenelle. Il est allé sur la ligne de l’adversaire, c’est un très mauvais calcul parce que cela légitime les idées les plus conservatrices qui étaient dans le domaine de l’extrême droite.»

Jean-Charles Ringard, inspecteur général honoraire, a décortiqué avec quatre autres cadres en poste la partie éducation des programmes de Marine Le Pen, députée RN sortante du Pas-de-Calais, et du président du parti Reconquête, Eric Zemmour, lors de la présidentielle de 2022. Puis il a «tenté d’analyser» celui de Jordan Bardella pour ces législatives, «directement inspiré de celui de Marine Le Pen», précise-t-il, tout comme les déclarations de Roger Chudeau, député sortant RN du Loir-et-Cher et largement pressenti comme futur ministre de l’Education en cas de victoire de son parti à l’issue des législatives. «A l’aune de ce programme et de ces sorties médiatiques, on a considéré qu’un certain nombre de mesures étaient contraires aux principes éducatifs de neutralité, d’égalité et de laïcité, alerte Jean-Charles Ringard. Notre fonction, c’est d’être les relais de la politique nationale, donc qu’est-ce qu’on a comme recours ?»

Un seul, selon cet ancien conseiller de l’ex-ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer : s’appuyer sur l’article L121-10 du code général de la fonction publique qui prévoit que tout agent public «doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public». Le 14 juin, ces lanceurs d’alerte ont ainsi rédigé une pétition signée par plus de 2 830 chefs d’établissements et inspecteurs généraux pour affirmer qu’ils désobéiront à un éventuel gouvernement RN. Un objectif, «sensibiliser les collègues pour leur dire qu’on peut utiliser ce droit à la désobéissance civile, ce qui est rarissime dans l’histoire de l’éducation nationale, et qu’il ne contrevient pas au principe de loyauté ni au droit de réserve. Car les idées du RN vont à l’encontre du principe d’égalité puisqu’elles défendent une école qui hiérarchise, exclut et trie les élèves au détriment des plus défavorisés», précise Jean-Charles Ringard.

En réaction, Roger Chudeau a menacé, lundi 24 juin sur BFMTV, les signataires du texte d’une sanction disciplinaire : «Si nous arrivons au pouvoir et si j’ai quelque chose à voir dans l’éducation, j’écrirai à ces gens-là pour leur dire : “Vous avez une semaine pour vous rétracter. Excusez-vous publiquement parce que vous avez violé tous les principes et la déontologie de votre fonction. Et sinon, vous passerez en conseil de discipline.”» «En gros, on doit fermer notre gueule ou on est dégagés», résume Jean-Charles Ringard, qui assure que Chudeau a obtenu l’effet inverse avec 400 signatures de plus récoltées le jour de sa déclaration. «Si les signataires acceptent de s’exposer, puisque la pétition est nominative, c’est parce qu’ils expriment leur loyauté à l’égard du principe d’éducation pour lequel nous sommes des serviteurs de l’Etat, que ce soit sous des gouvernements de droite, de gauche, du centre. Or pour l’extrême droite, l’école est un espace de bataille idéologique, qui porte atteinte au principe de l’école et donc de la République, et on ne sera pas les valets d’une telle politique.»

Collectifs discrets

«Le RN veut taire toute opposition pour faire régner la terreur. Ça fait peur mais à un moment chacun va devoir assumer ses responsabilités», tranche l’un des 170 Dasen, directeurs académiques en charge d’appliquer la politique ministérielle au niveau départemental. Depuis deux semaines, «ça échange entre tous les collègues de France pour savoir si on doit agir selon notre devoir ou selon notre conscience, ajoute ce haut cadre. Aujourd’hui, ce qui est le plus partagé par les inspecteurs et les chefs d’établissement c’est : je ne veux pas mettre en application des mesures de tri des enfants. Mais si on agit en douce, quelle sera notre marge de manœuvre ? Car ça se voit très vite si on n’obéit pas.»

Les discussions restent informelles, à voix basse entre cadres qui se savent du même camp républicain, dans les couloirs des établissements, des services académiques et au sein même du ministère. «On en parle plus facilement quand on enlève la cravate le soir au resto», rapporte un inspecteur général. D’autres créent des groupes WhatsApp. Certaines discussions regroupent plus de 300 cadres de l’éducation nationale, rapporte un proviseur à Libération.

Des réunions s’organisent aussi en toute discrétion. Selon les informations de Libération, un collectif de hauts fonctionnaires des ministères de l’Education nationale, de la Santé ou encore des Affaires étrangères s’est réuni à Paris le 24 juin, «pour essayer de réfléchir ensemble sur la manière de se comporter si on se retrouve tous avec un ministre RN», précise une source haut placée. Najat Vallaud-Belkacem, première femme nommée ministre de l’Education nationale, en 2014, a aussi organisé chez elle, samedi 22 juin au soir à Paris, une réunion de trois heures avec une quinzaine de cadres de l’éducation nationale et des élus de collectivités locales «parce qu’elles risquent de se voir retirer des moyens d’agir, sur l’entretien des établissements dans les quartiers populaires, par exemple, explique l’ex-ministre socialiste, qui compte multiplier ce type de réunions. Il est assez probable que le RN l’emporte donc il faut anticiper».

Si le RN débarque au pouvoir, il peut aussi changer toutes les nominations à sa main : recteurs, Dasen, administration centrale. «Des ministères ont traversé des alternances avec une certaine continuité, ce qui n’est pas le cas à l’Education nationale où les guerres scolaires sont vives, voire conflictuelles, au sein même de l’administration», rapporte une inspectrice générale. Nommés en Conseil des ministres par le président de la République, sur proposition du ministre de l’Education, les recteurs représentent ce dernier dans leurs académies ou régions, 30 au total, et sont chargés de faire appliquer les réformes, de gérer le quotidien des établissements. «Ils ont à la fois une casquette administrative et une casquette politique, éclaire Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU. Au point que certains se voient comme des ministres bis dans leur académie.»

Parmi la dizaine de recteurs et rectrices contactés, aucun n’a souhaité répondre à Libération «à ce stade», précisent une majorité d’entre eux. Seule une petite poignée envisage la démission si le RN passe. «C’est le bal des faux culs, ces recteurs qui veulent rester en disant qu’ils seront peut-être plus utiles en agissant de l’intérieur, s’agace un haut fonctionnaire. A un moment, il faut agir quand on n’est pas d’accord. Je ne parle pas des intermédiaires comme les inspecteurs de l’éducation nationale ou les inspecteurs pédagogiques régionaux. Eux, ils n’ont pas le choix, sinon ils doivent quitter la fonction publique. Mais les recteurs retrouvent leur corps d’origine, dans de bonnes conditions.»

«Ce qui fera du mal, c’est si on ne se secoue pas»

Roger Chudeau a assuré dans un entretien aux Echos le 20 juin qu’il n’y aurait pas «de valse des recteurs. Ce sont des serviteurs de l’Etat, mais s’il y a des départs, nous avons déjà en magasin des nominations possibles». «Infaisable, rétorque un haut fonctionnaire à Libé. Le vivier de recteurs potentiel est déjà faible dans le cadre de la majorité actuelle.» Pour assurer ses arrières, l’actuel ministère de l’Education a nommé ce mercredi trois recteurs sur des postes jusqu’ici vacants.

«Même si quelques personnes prennent par anticipation des positions de résistance, je crains qu’elles ne soient pas représentatives de la majorité. Je m’attends plutôt à ce que ce soient la résignation et la passivité qui l’emportent, prédit l’ex-recteur et historien Jean-François Chanet. Les pouvoirs trouvent toujours leurs serviteurs. “Les révolutions nationales, disait Erich Maria Remarque, libèrent la vermine qui grouille sous l’immobilité des pierres.” Elle trouve alors “de nobles formules pour déguiser son abjection.”» Toute forme d’attentisme risque d’être dangereuse, ajoute le proviseur d’un lycée favorisé de la région parisienne : «La grenouille qu’on met dans une casserole d’eau chaude tout doucement, elle ne se rend pas compte qu’elle brûle.»

Comment compte-t-il lutter de l’intérieur ? Exemple, avec la cantine. Pour y manger, la famille d’un élève doit l’avoir payée, c’est le règlement. «Mais ce n’est pas éthique, donc je fais manger les gamins d’abord puis je m’arrange avec les parents, raconte ce proviseur. Et je continuerai demain si on me dit aussi qu’un élève sans papiers n’a plus droit à une aide financière pour la cantine. Est-ce que je mentirai ? Oui, mais c’est assez facile à contrôler.» Si la sanction lui tombe dessus, il s’interroge. «Si je démissionne, je fais quoi ? Je crée une école privée hors contrat pour les enfants exclus du public par le RN, comme ceux des gens du voyage ?»

«On reste maître de l’orientation de notre établissement mais ce qui fait la différence au quotidien, c’est la façon dont on se comporte avec les élèves, et on peut chacun se battre là-dessus, estime la proviseure d’un lycée des Bouches-du-Rhône. Ce n’est pas héroïque mais c’est vivre avec ses valeurs et je n’envisage pas de faire le contraire. Ce qui fera du mal, c’est si on ne se secoue pas. Je pense à la responsabilité de chaque citoyen.» Dans un sourire, elle ajoute : «Je suis pleine d’espoir parce que je connais beaucoup de collègues qui sont super et qui se battront.»

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