Groupes de niveau : Lettre ouverte aux IPR de lettres

« Nous ne sollicitons pas de conseils sur la meilleure manière de trier nos élèves. Nous rejetons l’idée d’avoir à le faire. » Dans de nombreuses académies se déploient ou s’annoncent des formations pédagogiques sur la mise en œuvre l’an prochain des « groupes de niveau » au collège. Pour exprimer leur refus, leurs inquiétudes, leur épuisement, des enseignant.es de lettres de l’académie d’Orléans-Tours ont écrit à leurs IA-IPR une lettre forte, à diffuser et personnaliser selon convenance. Le message sera-t-il reçu et entendu ? Ce geste de résistance passive à la violence que le « choc des savoirs » exerce sur les équipes de collège fera-t-il mouvement ? L’Education nationale peut-elle imaginer recruter des enseignant·es au moment même où elle brutalise ainsi ses acteurs et actrices ?

 

« Mesdames et Messieurs les IA-IPR de lettres,

Nous avons été convoqués à une formation ayant pour objectif la mise en place de la réforme dite « des groupes de niveau » ou « groupe de besoins », selon le ministre qui la présente dans les médias. Quelques jours après la réception de cette convocation, nous prenons collectivement la plume pour vous interpeller au sujet de l’état d’esprit d’une grande majorité des représentants de notre discipline.

La réforme voulue par le Premier Ministre n’est pas sans poser des difficultés d’ordre professionnel, philosophique, structurel et organisationnel dont, nous n’en doutons pas, vous êtes tout à fait conscients ; et nous ne venons pas ici pour vous les énumérer ni vous les rappeler. En revanche, nous tenions à dire notre sentiment de désarroi, ainsi que notre colère face à l’application à marche forcée d’une réforme qui nous semble injuste et délétère sur tous les plans, éthique comme professionnel. Cette convocation à une formation d’une demi-journée pour mettre en place une telle réforme semble indiquer que vous n’avez peut-être pas mesuré ce que nous ressentons et pourquoi une réunion d’échange de bonnes pratiques ne suffira pas à apaiser nos inquiétudes, car oui, nous sommes inquiets et bien plus que cela, comme cette lettre tâchera de l’exprimer.

Nous sommes inquiets, mais notre inquiétude ne porte pas sur notre capacité ou non à porter cette réforme, à harmoniser nos pratiques ou à concevoir des évaluations permettant le classement des élèves dans les différents groupes de besoins (puisque telle est la nomenclature officielle). Notre inquiétude ne porte pas non plus sur notre aptitude à faire progresser des élèves parfois condamnés à traîner derrière eux des difficultés dues au déterminisme social. Ce désir de réussir à combattre les inégalités, nous le portons avec nous depuis toujours et ce n’est pas cette ultime réforme qui suffira à le réaliser. Notre inquiétude ne porte pas sur un potentiel besoin de ressources pédagogiques.

En tant que concepteurs de notre enseignement et experts de notre discipline, en tant que professeurs dévoués à la réussite de nos élèves, en tant que passionnés de littérature profondément attachés à l’idée même de transmission, nous sommes surtout consternés d’avoir à subir une réforme qui questionne notre expertise, nous transformant en simples exécutants, en banque d’exercices standardisés que nous serons contraints de traiter en un temps limité, prédéterminé, lors de réunions hebdomadaires contraignantes et chronophages qui se mueront en champs de bataille quand se heurteront les préférences des uns et des autres.

Nous sommes aussi navrés d’avoir à renoncer à la relation privilégiée et particulière qui lie souvent le professeur de français à ses classes du fait d’un volume horaire important, et cela au profit de groupes transitoires, d’un défilé permanent d’élèves que nous aurons tôt fait de confondre et auxquels nous n’aurons pas même le temps de nous intéresser, que nous n’aurons pas même le temps d’évaluer intelligemment sur le long terme.

Nous sommes également dépités de ne plus pouvoir assurer sérieusement la mission de professeur principal et de savoir qu’ainsi, nous participerons à la désorganisation du fonctionnement de nos établissements. Non, un professeur principal qui n’a jamais rencontré ses élèves ne peut pas fournir un travail de suivi digne de ce nom. Et ce ne sont pas dix semaines disséminées dans l’année qui permettront d’assurer cette tâche honnêtement.

Nous sommes absolument indignés d’avoir à renoncer à notre liberté pédagogique qui est au cœur de notre envie d’enseigner. Demander à des professeurs de lettres de produire des progressions communes, de limiter les projets d’écriture longue, de renoncer aux projets pédagogiques, aux sorties culturelles, d’étudier des œuvres imposées (choisies en amont lors de réunions collégiales, sources inéluctables de conflits entre collègues et de frustration), demander tout cela à des spécialistes d’une matière censée favoriser l’esprit critique et d’initiative, une matière supposée développer la sensibilité, la créativité et l’empathie, il s’agit à nos yeux d’un non-sens.

Outre les difficultés logistiques évidentes auxquelles nous serons confrontés (manque de matériel, séries disponibles pour une seule classe à la fois, emplois du temps personnels difficilement conciliables), nous nous trouvons confrontés à une difficulté idéologique de premier ordre. Nous ne voulons pas travailler dans de telles conditions.

L’injonction de concertation perpétuelle, l’alignement de nos emplois du temps, la réduction (inédite depuis des décennies) de notre liberté pédagogique nous indignent au plus haut degré. Nous ne comprenons pas pourquoi notre matière est ciblée à ce point et avons le sentiment que les concepteurs de cette réforme n’ont qu’une idée très vague de ce à quoi ressemble une progression annuelle ou une séquence de lettres. À nos yeux, nier que le français est une matière dont l’enseignement dépend de la formation, de la sensibilité et des goûts de celui ou celle qui le transmet est la marque désespérante d’une méconnaissance totale de notre discipline et de ses aspirations.

Nos inspecteurs, qui connaissent les ressorts de cet enseignement pour l’avoir eux-mêmes pratiqué et nous l’avoir transmis, peuvent-ils fermer les yeux sur ce dévoiement de notre métier ? Le silence que vous observez depuis plus de deux mois maintenant nous le fait craindre.

Comment construire chez nos élèves des savoirs et des compétences complexes, qui nécessitent un délai indispensable de maturation (comme l’argumentation ou l’analyse de texte) lorsqu’on nous demandera arbitrairement, sur de simples contraintes de calendrier, de restructurer les groupes ?

Comment aurons-nous le temps de tisser un lien de confiance avec nos élèves, avec leurs parents si nous ne les voyons que sporadiquement, quelques semaines dans l’année ?

Comment pourrons-nous sérieusement mesurer leurs progrès et évaluer leurs besoins ? Que dirons-nous aux élèves de 6e perturbés de découvrir que leur nouveau professeur de français ne présente pas ses cours de la même façon que son prédécesseur ? Devons-nous pousser le concept d’harmonisation jusqu’à l’absurde et décider en réunion de quelle couleur nous ferons écrire les titres des séquences, des séances ou les définitions de cours ?

Peut-on sérieusement croire que nous aurons assez de temps de concertation pour nous réunir toutes les 5-6 semaines afin de parler des progrès de tel ou tel élève dont nous aurons, entre temps, oublié le nom et les capacités ? Car non, nous ne sommes pas des machines et la nécessité de s’adapter à un nouveau groupe conduira inévitablement un professeur à se désintéresser des précédents.

Comment ne pas se sentir dépossédés de notre savoir et de notre expertise quand nous apprenons que des personnes n’ayant pas suivi un cursus littéraire pourront aussi bien que nous enseigner à des collégiens ? Nos années d’études ont-elles si peu de valeur ? Quelle confiance pouvons-nous encore avoir envers une institution qui prétend nous dire comment travailler ? Est-ce à dire que pendant toutes ces années, nous avons été dans l’erreur et avons inculqué de mauvaises pratiques à nos élèves ? Avons-nous volé nos salaires ? Comment ne pas avoir le sentiment qu’il s’agit d’une mise au pas de nos méthodes d’apprentissage ?

Dans les salles des professeurs, de plus en plus de collègues évoquent l’idée de demander un bilan de compétences, ou caressent la perspective d’une démission pure et simple. Le métier fait face à l’une des pires crises de vocation de son histoire et le nombre de candidats au concours baisse de façon vertigineuse. Pousser vers la sortie ceux qui ont délibérément choisi cette carrière n’est probablement pas la façon la plus pertinente d’inciter ceux qui hésitent sur le seuil à s’y engager.

Mesdames et Messieurs les IA-IPR, nous ne venons pas vers vous pour quémander des ressources pédagogiques. Nous avons déjà ce qu’il nous faut dans nos ordinateurs (celles que nous avons mis des années à élaborer, à créer, à améliorer) et dans notre tête car nous sommes des concepteurs. Nous ne sollicitons pas de conseils sur la meilleure manière de trier nos élèves. Nous rejetons l’idée d’avoir à le faire. Nous ne voulons pas que vous nous expliquiez comment enseigner quand nous le faisons avec tout notre cœur et notre savoir-faire depuis des années. Nous venons vers vous pour vous dire que nous sommes inquiets mais que nous sommes aussi consternés, désolés, dépités, sidérés, indignés.

Nous sommes fatigués. »

Des enseignant.es de lettres de l’académie d’Orléans-Tours

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