Le Projet de programmes en français cycle 1 et 2 : une copie à oublier !

Dominique Bucheton ne mâche pas ses mots : les projets de programme de français en cycle 1 et 2 sont « à oublier ». Inutiles, ignorants des « savoirs pourtant fondamentaux : scientifiques, didactiques, pédagogiques », ancrés « sur des conceptions dépassées de l’enseignement du français »… La chercheuse estime même qu’ils transforment les finalités de l’école maternelle. Elle signe cette tribune.

Attention, la lecture de ces projets de programme Cycle 1 et 2, peut provoquer un choc, non celui attendu par le ministre, mais celui de l’ignorance de savoirs pourtant fondamentaux : scientifiques, didactiques, pédagogiques.

Ces nouvelles instructions ont été rédigées à la demande du ministère par six personnes : un mini conseil des programmes parmi lequel pas un seul chercheur. En tant que chercheuse spécialiste du langage, de la didactique du français et des gestes professionnels des enseignants, mais aussi en tant qu’ex-enseignante, je m’y suis attelée. Je me suis intéressée plus particulièrement au cycle 1 tant il m’a frappée comme potentiellement porteur d’un tri précoce des élèves. Mon intention est ici d’en questionner les finalités, fondements pédagogiques, pour aider à des discussions plus larges et plus expertes.

D’abord pourquoi un tel choc à la lecture de cette nouvelle mouture des programmes cycles 1 et 2.

Pour un premier constat : son inutilité. Un tel passage autoritaire, en force, est voué à l’échec.

Les enseignants n’en peuvent plus de ces réformes incessantes. Comment peut-on imaginer que ceux du cycle 1 obéissent sans broncher à des injonctions venues d’en haut, et ce à la rentrée prochaine sans avoir discuté et accepté leur bien-fondé, sans non plus y avoir été formés. Les enseignants ne sont pas un troupeau qu’on siffle pour le faire avancer dans une direction qui renverse des pans entiers de leur culture professionnelle, celle très reconnue de la Maternelle.

Deuxième question, d’ordre politique, démocratique et institutionnel : la transformation des finalités de l’école maternelle sans discussion avec les organisations représentatives, sans débat au parlement.

En effet, ces projets de programme transforment profondément le statut et les finalités de l’école maternelle. Ils en font l’antichambre obligatoire des apprentissages scolaires du CP. Ils ne visent plus, comme le stipulaient les programmes de 2015, « d’accompagner les enfants dans leur développement, leur donner envie d’aller à l’école, apprendre à épanouir leur personnalité, leur donner confiance dans leur propre pouvoir d’agir et de penser. Bref, une école bienveillante où tous les élèves sont capables à leur rythme de progresser ».

Les programmes proposés pour le français semblent en être à l’exact opposé. Ils se présentent sous la forme d’une très longue « liste » d’une vingtaine de compétences à acquérir par an, chacune devant être acquise ( très clairement stipulé) avant de passer au stade suivant, le tout semblant obligatoire pour l’entrée en primaire.

Des compétences devant donner lieu, dès l’âge de trois ans à des exercices et entraînements spécifiques autour de cinq ou six grands objectifs : vocabulaire, syntaxe, phonologie, diversité des discours, passage de l’oral à l’écrit, geste graphique.

Apprendre à parler, lire, comprendre et écrire est ainsi, considéré dans ces textes, comme une construction qui va du simple au complexe, relativement indépendamment des contextes d’usage (une conception des apprentissages linguistiques rejetée depuis longtemps, car peu efficiente, car si l’élève réussit l’exercice, le transfert ensuite en situation réelle, ne se fait pas forcément). Ces diverses descriptions détaillées des développements possibles du langage sont intéressantes comme autant de repères, mais dangereuses dès lors qu’elles deviennent objets d’évaluation. Que fait-on des tout petits parleurs ? Des primo-arrivants ?

Autrement dit, l’apprentissage du langage est vu comme un collier de perles qu’on enfile, pas à pas, dans le bon ordre ou encore comme une route longue, difficile, la même pour tous, sans pause, ni raccourcis. Est-ce si simple et mécanique ? Comment expliquer que des enfants apprennent tout seuls à lire, ou très tardivement ? Quels savoirs invisibles, inconscients ont-ils construits ? Quels appuis, obstacles ont-ils rencontrés, contournés ? Le risque d’un tel programme n’est-il pas d’être une première gare de triage, d’angoisser élèves et leurs familles, de les enfermer précocement dans des groupes de niveau ou de besoin (préconisés) ?

D’où une troisième question ? Ces programmes prennent-ils en compte la très grande diversité actuelle des élèves dans la plupart des écoles publiques ?

Une diversité culturelle sociale, linguistique, psychologique qui crée des différences importantes dans le développement langagier (ce qu’ils en font, ce qu’ils en comprennent). Tous les travaux en psychologie du développement de l’enfant, sociologie (le rôle de la famille, des contextes des établissements), sciences du langage, alertent aussi sur la très grande diversité des rythmes des apprentissages langagiers ou corporels, y compris dans une même famille. Langage et habiletés physiques ne se développent pas au même rythme chez les tout petits.

D’où une interrogation sur l’intérêt, le bon moment, mais aussi les limites de la métacognition, l’explicitation, l’entraînement.

Cette question interroge la faisabilité et pertinence de nombreuses activités proposées, à dominante analytique : faire expliciter, conscientiser des normes, règles invariantes du système linguistique oral ou écrit pour pouvoir les appliquer (repérer, trier, comparer, associer, etc.). Si l’entraînement à de telles démarches analytiques, articulatoires, cognitives est nécessaire, elles risquent, trop précocement introduites, de devenir contreproductives, car dépourvues d’intérêt pour les élèves. Ce sont des savoirs trop abstraits, particulièrement pour nombre de très jeunes élèves, a fortiori ceux élevés dans une autre langue à la maison. Un de mes élèves de CP ne connaissait pour désigner des chaussures que le mot « savate » ! On peut parier à l’inverse que ces compétences métalinguistiques ne poseront sans doute pas de problèmes aux élèves privilégiés (de « Stanislas !). Dans leurs familles bien parler, connaître toutes les ficelles de la rhétorique est une activité à part entière ! Ces enfants ont appris très tôt à « calculer » leurs divers interlocuteurs, ils en connaissent les règles.

Quatrième question. : pourquoi tant d’ignorance, d’ostracisme ou mépris quant aux acquis reconnus des sciences du langage et travaux récents en didactique du français ?

La recherche universitaire dans la complémentarité de ses champs scientifiques, n’est-elle plus la bienvenue pour aider à penser l’avenir de l’école ? Que disent ces travaux depuis deux ou trois décennies ?

  1. Qu’il faut abandonner le concept de « Maitrise de LA langue, et travailler davantage sur les usages, les pratiques, « DES » langages : brouillons, listes, écrits-oraux-lectures intermédiaires, etc.
  2. Qu’il faut faire affronter aux élèves la complexité des situations, des tâches tout en travaillant les enseignements nécessaires, mais au bon moment, quand on en a besoin. Des préconisations d’ailleurs au cœur du socle commun de connaissances.

Les programmes présentés aujourd’hui vont à l’encontre de ces choix, reconnus internationalement. Sous un habillage nouveau, on revient à des représentations anciennes de l’apprentissage. Un peu comme à l’école de ski d’il y a cinquante ans et ses trois étoiles en trois ans : dérapage, virage amont et conversion (* étoile), chasse-neige (**), virage aval et enchaînements dans un parcours balisé(***)! Aujourd’hui, une paire de skis très courts et larges et on peut se lancer et virer dans une pente peu dangereuse. Le corps tâtonne, apprend lui-même les équilibres, la répartition du poids du corps, la gestuelle des bâtons. Le cerveau travaille en silence, de manière invisible, mais à plein rendement pour synchroniser, enregistrer, mémoriser, routiniser tout cela !

De la même façon, les habiletés langagières se construisent dans leurs usages nécessaires, les problèmes à résoudre, les identités, rôles en construction. L’oral, l’écriture, la lecture, la pensée, l’agir, se développent, se structurent conjointement dans des allers et re/00tours, peu prévisibles, variés selon les questions, les contextes.

Un exemple en maternelle : cette petite fille de 5 ans en grande section, après avoir fait elle-même une tâche spécifique dans un atelier, doit les trois jours suivants en présenter les consignes à des groupes successifs. On observe que ses capacités explicatives se modifient et se précisent, de jour en jour dès lors qu’elle commence à repérer et pouvoir nommer, commenter les problèmes posés par la situation. Elle apprend de la situation, de ses enjeux, des interlocuteurs, comprend son rôle, se met à imiter la maîtresse.

Quelques conclusions ou remarques personnelles

Le modèle proposé par les nouveaux programmes du choc des savoirs, sous un habillage nouveau, reste ancré sur des conceptions dépassées de l’enseignement du français : celle de la maîtrise des normes, règles supposées génériques de « la « langue ». En réalité des règles dont on s’accorde à reconnaître aujourd’hui qu’elles diffèrent beaucoup entre l’oral et l’écrit. L’apprentissage de l’écrit n’est donc pas un simple passage, un nouvel encodage.

On peut aussi observer dans ces propositions pour le cycle 1, la trop faible place consacrée à la littérature de jeunesse dont les compétences évaluables et ciblées dans le texte, visent surtout la compréhension de la structure narrative, les rôles des personnages, le temps. Certes, c’est important, mais cette compréhension linéaire de l’histoire racontée n’est pas forcément première. D’autres formes de compréhension opèrent au-delà des mots compris, entendus. La littérature fait accomplir à l’élève tout un travail invisible, singulier, profond, inscrit dans des émotions, des identifications, des angoisses, des mondes imaginaires ou non. Elle inscrit de manière silencieuse des stéréotypes, des expressions, des mots, expressions, une syntaxe, qui oubliés d’abord, ressortiront beaucoup plus tard en cas de besoin. Comment évaluer ces apprentissages très subjectifs? Difficile, ils passent sous les radars !

Pour conclure et surtout ouvrir le débat : des questions sur le métier enseignant en maternelle

Un travail d’ajustement collectif impossible ?

Les travaux en didactique du français de ces trente dernières années préconisent que l’oral, l’écrit, la lecture s’apprennent dans des pratiques et usages réels, fréquents et variés, singuliers et collectifs, des langages. Ces usages devant être accompagnés par des moments d’apprentissages spécifiques, décontextualisés devenus nécessaires et perçus comme tels par l’enseignant et les élèves. C’est là tout le travail difficile d’ajustement de l’enseignant qui observe l’avancée de sa classe, qui s’autorise pour emmener tout son monde à ne pas suivre le rythme imposé par les instructions ou manuels. Gageons d’ailleurs que ces instructions proposées en sont les ébauches.

Une visée élitiste ?

Ces programmes de Cycle 1 et 2 sont à reprendre. Ils sont de mon point de vue, dangereux de par les visées élitistes qu’ils sous-tendent comme leur inefficacité pédagogique probable. Ils sont à l’opposé de toute la réflexion des divers champs scientifiques et associations professionnelles. Cherchant constamment à mesurer, contrôler les performances individuelles (en terme binaire de réussite ou échecs), ils dessinent un projet éducatif où triomphe le culte de l’individualisme, du classement, de la performance pour avancer, se placer, pas pour se construire.

Des conditions d’application impensées ?

En outre, ces programmes ne donnent pas d’indications sur le rôle des langages dans la mise en œuvre des enjeux éducatifs spécifiques de la maternelle (socialisation, gestion des émotions, découverte du monde, etc.) Ils ne disent rien des gestes langagiers professionnels très spécifiques en maternelle, la très importante relation aux parents, le rôle spécifique et important des ATSEM dans l’accompagnement individuel des jeunes élèves.

La fin de la pédagogie de projet ?

Enfin, ces listes ordonnées de compétences, en imposant à tous les enseignants un rythme obligé dans le déroulé de l’année, vont empêcher tout travail en projets longs, concrets. Des projets stimulants pour les élèves, sur de multiples plans, dans lesquels, chacun trouve sa place, selon son avancée.

En fait ces propositions de programme dénaturent le métier enseignant et la culture de l’école maternelle.

Des programmes sans chair, sans humanité, sans âmes. Morts !

À oublier !

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